Selon "Le Point international",
VIDÉO. Le vieux chancelier, alerte et sarcastique jusqu'au bout, s'est éteint à l'âge de 96 ans. Portrait de l'un des artisans de l'Allemagne contemporaine.
DE NOTRE CORRESPONDANTE À BERLIN, PASCALE HUGUES
Publié le - Modifié le | Le Point.fr
Depuis quelques années, ce très vieux monsieur alerte et sarcastique, impertinent et sans gêne, mettait son grain de sel partout. La cigarette posée sur les lèvres en permanence, le buste bien droit dans sa chaise roulante, Helmut Schmidt ne voulait pas se retirer de la vie publique. L'avenir de son pays, le destin de l'Europe le préoccupaient beaucoup trop. Il avait encore son mot à dire. Et ne se gênait pas pour le faire. Lui qui resta député au Bundestag jusqu'en 1987 pour continuer à modeler les grandes lignes stratégiques de la politique allemande n'avait plus rien à perdre et jouissait de cette liberté qui n'est donnée qu'à ceux qui sont retirés des affaires courantes et qui ne briguent plus aucune fonction.
Et son avis était attendu, respecté comme celui d'un vieux sage un peu en marge de ce monde turbulent et complexe auquel il est si difficile de donner un sens. Helmut Schmidt était une des personnalités les plus aimées des Allemands. Ses derniers livres se sont vendus comme des petits pains. Ses apparitions publiques de plus en plus rares étaient ovationnées par une salle debout. De Hambourg, la ville où cet Allemand du Nord naquit le 23 décembre 1918, il gouvernait à sa façon les affaires courantes de la nation. Ses compatriotes l'appelaient d'ailleurs avec affection et déférence leur « Altkanzler », leur vieux chancelier, ce terme dont ils désignent leurs ex-chanceliers quand ils sont encore en vie.
Période turbulente de l'histoire allemande
Cela fait longtemps pourtant que Helmut Schmidt avait officiellement rendu les rênes du pouvoir. Social-démocrate, il dirigea l'Allemagne au sein d'une coalition avec le petit Parti libéral (FDP) de 1974 à 1982. C'est dire qu'il y avait longtemps qu'il avait fait ses armes. Sa carrière politique commence en 1962. Une crue gigantesque dévaste le nord de l'Allemagne. Hambourg est sous l'eau. Schmidt a 43 ans à l'époque. Il est chef de la police de Hambourg. Il doit gérer la situation. Il faut agir vite, le nombre des victimes croît d'heure en heure. Passant outre le cadre de la Constitution, il ordonne à l'armée de venir à la rescousse des secouristes débordés. Du jour au lendemain, Schmidt est un héros dans son pays. Et quand Willy Brandt est obligé de démissionner après avoir été espionné sans le savoir par son bras droit Günter Guillaume, taupe est-allemande, c'est Helmut Schmidt qui prend le relais.
Son pragmatisme, sa capacité à prendre des décisions rapidement et son expertise en matière d'économie convainquent les électeurs. Schmidt gère une période turbulente de l'histoire allemande : les années 1970 sont marquées par la récession (en 1975, le chômage atteint en Allemagne un niveau record), la crise du pétrole et les attentats de la RAF, la Fraction Armée rouge. C'est le sinistre « automne allemand » : les photos des terroristes affichées sur les guérites des postes de douane, les industriels et banquiers enlevés et assassinés.
Le détournement du Boeing « Landshut » de la Lufthansa est un des épisodes les plus dramatiques du mandat de Helmut Schmidt. Le 13 octobre 1977, le chancelier donne l'ordre à une unité d'élite de la GSG-9 de prendre la cabine de l'avion d'assaut. Les otages sont libérés à Mogadiscio. Une opération extrêmement périlleuse. Helmut Schmidt fera savoir par la suite que si l'opération avait échoué et s'était soldée par un bain de sang, il avait déjà préparé sa lettre de démission. Quelques jours plus tard, les terroristes Jan-Carl Raspe, Gudrun Enslinn et Andreas Baader sont retrouvés morts dans leur cellule de Stammheim. Le lendemain, la RAF annonce la mort de Hanns Martin Schleyer, le patron des patrons allemands, qui avait été enlevé. Son corps est retrouvé dans le coffre d'une voiture près de Mulhouse. Helmut Schmidt a refusé de sauver la vie de Hanns Martin Schleyer en libérant, comme l'exigeaient les terroristes, les membres de la bande à Baader-Meinhof, sous les verrous de l'illustre prison de Stammheim, près de Stuttgart. « Ce n'est pas la raison d'État qui a motivé ma décision, mais le bon sens », dit-il des années plus tard, reconnaissant sa responsabilité dans la mort de Hanns Martin Schleyer.
Artisan de l'Europe
Helmut Schmidt se met une partie militante de la jeunesse allemande à dos. Il défend l'énergie nucléaire et fait face aux grandes manifestations anti-atome. En pleine Guerre froide, il autorise l'implantation de fusées américaines Pershing sur le sol allemand. Et se fait de nombreux ennemis dans les rangs de la gauche. C'est de ce mécontentement que naîtront les Verts. En 1982, Helmut Schmidt cède son fauteuil de chancelier à Helmut Kohl et à sa coalition conservatrice CDU-FDP.
Helmut Schmidt fut un des grands artisans de l'Europe. Le couple soudé qu'il forma avec Valéry Giscard d'Estaing est légendaire. Élu trois jours après son ami Helmut Schmidt à la présidence de la République française, Giscard d'Estaing tissera avec son partenaire allemand des liens étroits et amicaux. Le moteur franco-allemand fonctionne alors à plein régime : promotion du développement économique et culturel de l'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (accords de Lomé) ; création du Federt, le Fonds européen de développement régional ; élection en 1979 des députés du Parlement européen au suffrage universel direct ; élaboration du SME, le système monétaire européen ; naissance en 1979 de l'ECU (European Currency Unit), l'ancêtre de la monnaie unique.
Ces dernières années, le vieil homme observait d'un œil inquiet l'évolution de cette Europe qui lui est si chère. À plusieurs reprises, il lança des coups de semonce, d'une voix de Centaure : « Il n'y a pas de crise de l'euro, aimait-il répéter. Il y a une crise des institutions européennes. »Coéditeur du grand hebdomadaire Die Zeit, Schmidt utilisait fréquemment cette plateforme pour donner des conseils à ses successeurs. Ses éditoriaux « De l'état de la nation » sont légendaires. Helmut Schmidt fut un des grands avocats de l'euro, qu'il considère comme une fondation de l'intégration européenne. Cet ancien ministre des Finances critique pourtant l'application trop rigide des critères de Maastricht. Visionnaire certes, mais pas idéaliste. Helmut Schmidt restera toute sa vie un pragmatique. « Celui qui a des visions doit aller consulter un médecin », s'amusait-il avec son humour pince sans rire.
Véritable légende
Il n'hésite pas non plus à exposer sa vie privée. Le couple fusionnel qu'il forma avec sa femme Loki pendant 68 ans est dissous par la mort de celle-ci en 2010. Helmut Schmidt est effondré. Il est là, dans son fauteuil roulant, juste à côté du cercueil de celle qu'il rencontra sur les bancs de l'école primaire et qui fut sa compagne de toute une vie, et pleure, le visage enfoui dans son mouchoir. « Nous ne nous sommes pas entichés l'un de l'autre, dit-il, quand il raconte leur rencontre. Nous étions de bons amis. » Et il plaide pour un mariage de raison. Elle pour des lits séparés. Quelque temps après, à la surprise générale, il annonce qu'il a une nouvelle compagne. À 95 ans ! Et dans sa biographie intitulée Ce qu'il me reste à vous dire, il confesse devant le pays tout entier qu'il eut une liaison et qu'il n'a cessé de déplorer la peine qu'il occasionna à son épouse.
C'est une légende de l'Allemagne d'après guerre, un homme admiré par plusieurs générations d'Allemands qui disparaît. Helmut Schmidt, fumeur à la chaîne, s'est éteint à Hambourg au grand âge de 96 ans. « J'aimerais, confia-t-il très sobrement, qu'on se souvienne de moi comme de quelqu'un qui a su reconnaître et accomplir son devoir. » Cet homme de devoir qui, quand les contraintes du pouvoir lui pesaient, se mettait au piano, tondait la pelouse de son jardin ou fumait avec délectation une cigarette politiquement incorrecte. Cet ancien officier de la Wehrmacht détestait le pathos, les grands discours ronflants qui lui rappelaient l'Allemagne impériale et celle du Troisième Reich. Sa voix pondérée, ses conseils modestes, ses commentaires terre à terre, son humour caustique et ses ronds de cigarette vont manquer aux Allemands.
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